Felicia Mihali Partida de canasta - immigrants et mendiants chez Tim Hortons. În: Terranova, Montréal, no. 12, 15 août 2005.

 

Alors que je lisais les nouvelles de Mircea Gheorghe du volume Partida de canasta, il m’est venu à l’esprit les paroles d’Edward Said, que je cite de mémoire ; « L’immigrant peut être pessimiste ou ironique mais jamais cynique. » Ce qui caractérise l’atmosphère de ce volume publié en Roumanie chez Polirom, une prestigieuse maison d’édition, est une vision sombre de la migration : les immigrants de Mircea Gheorghe, sans être malheureux, ne seront jamais heureux non plus. Pour la plupart, ce sont des gens qui vivront à tout jamais en tant que marginaux dans la nouvelle société d’accueil. Quoi qu’ils fassent, les personnages de Mircea Gheorghe ne peuvent pas sortir de leur milieu, de leur communauté, mais surtout de leur état d’esprit. Ces individus, parfois passés outre la quarantaine, comblés par leur propre incapacité de s’adapter, restent partagés entre une ancienne et une nouvelle vie. Leur ancienne existence les a profondément marqués par les drames liés à un régime tyrannique, celui de Ceausescu des années ‘70 et ‘80, puis par la chute du communisme et la dégringolade qui a suivi. Cette vie, passée sous les affres de la censure et de la peur, est peut-être la cause de leur faiblesse, de leurs complexes face à une société qu’ils pensent comprendre, mais qu’ils ne font que mimer, car aux fêtes on sert encore de la polenta. D’autre part, la nouvelle société leur reste étrangère tant qu’ils n’apprivoisent pas sa langue et ses habitudes. Tous ces gens qui ont perdu un pays n’en ont pas trouvé un autre pour lui appartenir : leurs racines poussent en l’air, quelque part au-dessus de l’Atlantique.

Mircea Gheorghe parle d’un Montréal triste, couvert de neige, où des amitiés sans avenir se lient entre mendiants (Depozitul de lemne), entre chanteurs de rue (Marjolaine), chômeurs, et receveurs de bien-être social. Ses histoires sont tristes, même lorsqu’il s’agit des mariages réussis (Petrecerea) qui mettent les individus à l’abri des soucis financiers. Quand il ne s’agit pas d’argent, il s’agit de la nostalgie, car ces nouveaux arrivants continuent à vivre ancrés dans leur pays d’origine, la Roumanie généralement, qui ne veut plus d’eux non plus. Ils sont dominés par des peurs et des tics dont ils veulent garder le secret: amasser de l’argent et le cacher dans un trou pratiqué dans le mur (Un caz banal), déclamer des anciens slogans communistes desquels ils ne peuvent pas se débarrasser (Petrecerea). Le retour dans cet espace physique qui atteint la dimension d’un véritable trou noir est impossible, car la Roumanie qui hante leurs rêves n’est plus la même, ce qui les rend tout aussi étrangers face à elle que la nouvelle société. L’immigrant de Mircea se sent vivre entre deux pays étrangers. Pour cela, la nostalgie et le sombre regret semblent être les sentiments dominants.

Le style de ses nouvelles a la transparence d’une fenêtre dépourvue de rideaux : on y voit à travers jusqu’au fond de la pièce. Les dialogues et les situations sont mis à nu, pour que le lecteur aille jusqu’au bout. Il mène ses conclusions à fond, car ces conclusions bien précises ne laissent aucun doute sur la réalité. Les phrases chargées ou les métaphores sont presque entièrement absentes : la langue de Mircea est aussi sobre que le décor qu’elle décrit. Même dans les passages plus teintés d’humour, il s’agit d’un humour triste, mais sans cynisme. Sans pourtant l’avouer, Mircea aime ses personnages et, malgré leur mauvaise réputation - des voleurs ou des prostituées (Ei doi, calculatorul si Larisa ) –, il ne leur attribue pas de sobriquets gratuits ou dégradants. D’autre part, il ne compatit pas avec ces marginaux, car ses personnages semblent avoir accepté leur destin.

Après les livres de Florin Oncescu, voici encore un livre sur l’immigration, une immigration qui ne concerne ni Montréal ni le Canada. L’immigrant de Mircea Gheorghe reste aux confins de la société, avec ses joies, ses secrets et ses tristesses. Mircea crée une espèce à part, un individu qui sans être malheureux n’est pas non plus vraiment heureux, et sans être riche, il peut survivre convenablement. Son immigrant cherche du travail, mais même lorsqu’il est chômeur il boit son café chez Tim Hortons : s’il n’a pas d’argent pour lui-même, il offre volontiers un café aux plus démunis que lui. Il est généreux sans conviction, et altruiste sans ostentation.

Partida de canasta porte un regard pessimiste sur ces nouvelles réalités du monde contemporain, la migration des peuples : les individus qui naissent par la suite modifient le paysage urbain, remue les couches sociales et engendre de nouvelles réalités. On attend que le prochain livre de Mircea Gheorghe se charge de nous en parler.